Démocratie : parole, parole, parole ?

19 novembre 2020

Voici une excellente production de la Radio Télévision Suisse : c’est une interview du polititologue et chroniqueur Clément Viktorovitch2, simple et de bon aloi, qui touche un des problèmes politiques fondamentaux de notre société : la fiction démocratique.

Abraham Lincoln

Nous nous engageons fermement à ce que ces morts ne soient pas morts en vain; et que cette nation, par la grâce de Dieu, connaîtra une renaissance de la liberté; et que ce gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra pas de la face de la terre.

Abraham Lincoln (1863)1

«  Démocratie  » par-ci, «  démocratie  » par-là, on entend beaucoup parler de ce machin-là… Mais qu’est-ce que c’est ?

Définition de la république

Le terme démocratie vient du grec ancien dêmos (le peuple) et cratia (pouvoir). Il voudrait dire, littéralement le peuple détient le pouvoir. Techniquement, la souveraineté est y censée être détenue par le collectif des citoyennes et des citoyens.

La Constitution de la Vème République française est assez explicite à ce sujet.

Constitution de la France (1958)

La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

Article 2

La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum.

Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice.

Article 3

Et dans la pratique ? La démocratie n’est-elle que discours ? Parole, parole, parole3 ? Bah…

Et pourtant, cette constitution pose un problème, parce ce qu’elle présente comme une devise de la république, devrait être celle de la démocratie. Il est d’usage, en France, de confondre les deux termes, qui ne sont pourtant pas du tout sur le même plan. Pour commencer, la plupart des républiques dans l’histoire n’ont pas été démocratiques !

Ne pas confondre république et démocratie

Citons notamment la République de Venise de l’Ancien Régime, qui fut fut réservée à une aristocratie héréditaire jusqu’à sa fin en 17974. Ou alors, la République helvétique (la Suisse), qui resta globalement conservatrice et inégalitaire jusqu’en 18485.

Aujourd’hui, la France a incontestablement une constitution républicaine. Mais y a-t-il vraiment de quoi en faire tout un plat, surtout si l’on considère que la plupart des pays du monde sont aujourd’hui des républiques ? Et d’autre part, est-ce bien nouveau ou original ? Peu de Français réalisent que leur pays a été en constitution républicaine de façon continue depuis 1792, avec seulement trente-quatre maigres années d’interruption : la Restauration monarchique (entre 1814 et 1848). L’idée que le Premier et le Second Empire furent des césures n’est qu’une fiction idéologique entretenue par les manuels scolaires de l’Education nationale6.

Définition de la république

Mais qu’est-ce qu’une république ? Le terme vient du latin res publica, littéralement, la «  chose publique  ».

Du point de vue philosophique, il exprime un concept extrêmement précis : que la propriété de l’Etat (la «  chose  ») est de tous les citoyens («  publique  »).

Il s’oppose à la conception patrimoniale de l’Ancien Régime selon laquelle l’Etat et son territoire étaient la propriété personnelle du souverain (le roi), qui pouvait donc l’acquérir et l’aliéner avec tous ses habitants comme n’importe quel bien immobilier : par héritage, par donation ou par des contrats d’achat-vente, ou par le droit de la guerre.

Ne pas opposer monarchie et république

Affirmer qu’il y a fondamentale opposition entre «  monarchie et république  » est techniquement incorrect. Deux contre-exemples sont que Napoléon Ier et Napoléon III furent des monarques d’une république.

Ce genre de confusion fait probablement partie de la «  salade conceptuelle  » qui contribue aux fictions politiques de la France.

De plus, le régime français actuel est souvent qualifié de monarchie républicaine, en raison des pouvoirs étendus de son Président.

Ce qui serait techniquement correct, en revanche, serait d’opposer la monarchie patrimoniale (l’Etat est la propriété personnelle du souverain) et la république (l’Etat est la propriété collective des citoyens).

Le diable est dans le détail.

Que les Premier et Second Empire furent juridiquement des républiques est donc incontestable, malgré l’usage courant, les dictionnaires et les manuels d’histoire. Qu’ils furent des démocraties, l’est évidemment beaucoup moins; et on ne s’étendra pas sur l’autoritarisme de ces deux régimes, qui surent s’appuyer sur des polices efficaces dans la répression des opposants politiques.

Tout cela pour dire que bien sûr, la Vème République française est bel et bien une république, qui rechignerait si un Président ou des ministres traitaient l’Etat et ses biens comme de la propriété personnelle7. Savoir si la France vit vraiment en démocratie est une toute autre question, que ce petit film bien fait aborde avec vigueur et intelligence…


  1. Transcription du discours de Gettysburg, 19 novembre 1863 

  2. Pour un de ses articles, voir par exemple: Viktorovitch Clément, « Entre dialogisme et antagonisme : le Parlement comme espace de résolution des controverses », Raisons politiques, 2012/3 (n° 47), p. 57-82. DOI : 10.3917/rai.047.0057. URL : https://www.cairn-int.info/revue-raisons-politiques-2012-3-page-57.htm 

  3. Parole, parole, parole (expression italienne pour «  Des mots, rien que des mots  ») Chanson italienne mélodramatique écrite par Leo Chiosso et Giancarlo Del Re en 1972, qui met en scène une femme agacée par les discours emphatiques d’un amoureux. Originellement interprétée par Mina et Alberto Lupo; interprétée en France par Dalida et Alain Delon

  4. Plus encore, la république de Venise pourrait même être qualifiée de «  raciste  » (au sens d’aujourd’hui), puisqu’elle maintenait un registre de familles patriciennes qui seules avaient le droit de siéger au Grand Conseil; l’exercice des droits politiques par une minorité était donc strictement déterminé par l’hérédité. Voir par exemple: Raines Dorit, «  Pouvoir ou privilèges nobiliaires. Le dilemme du patriciat vénitien face aux agrégations du XVIIe siècle  », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 46ᵉ année, N. 4, 1991. pp. 827-847. DOI : 10.3406/ahess.1991.278983, URL: www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1991_num_46_4_278983 

  5. Ce fut, dans la première moitié du XIXe siècle, le thème de la régénération

  6. Les constitutions du Ier et Second Empire furent techniquement des républiques (à noter la filiation idéologique, a défaut d’être substantielle, avec l’Empire romain de l’antiquité)La Constitution de l’An XII (1804) s’ouvrait ainsi: «  Le Gouvernement de la République est confié à un Empereur, qui prend le titre d’Empereur des Français  » (art. 1) et le serment de l’Empereur commençait par les mots: «  Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République  » (art. 53). L’article 1 de la Constitution du 14 janvier 1852 s’ouvrait par les mots: «  La Constitution reconnaît, confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789, et qui sont la base du droit public des Français.  » Napoléon III resta Président de la République. 

  7. Pour une discussion de cette question appliquée à l’Etat russe d’aujourd’hui, voir Katlijn Malfliet «  Un Etat patrimonial  », La Revue Nouvelle, no 7, 4 avril 2012, https://www.revuenouvelle.be/Un-Etat-patrimonial